Tribune : cette folie douce qui pousse à lever plutôt qu'à gagner de l'argent

07 Juillet 2017

​​Sarah Aizenman co-fondatrice de Myphotoagency.com a publié une tribune dans Challenges et Maddyness. "Comment devenir bankable? En levant bien sûr! Et peu importe si l’on perd des millions chaque année. On relèvera! Peu importe si on vend à perte. Peu importe si on est en incapacité de payer ses salariés."

myphotoagency sarah aizenman

Je me souviens de nos premiers rêves avec mon associé. Il y a 5 ans lorsque nous nous apprêtions à créer notre start up. On voulait lever de l’argent et revendre sous trois ans. C’était ça la réussite pour des entrepreneurs. C’était ce qui était valorisé socialement et médiatiquement. L’important n’était pas de faire du chiffre d’affaires ou de créer de l’emploi. L’important c’etait de lever et de se faire racheter des millions en créant un modèle disruptif et « scalable ».
 
Avec le temps notre vision a évolué. Comme beaucoup de start up, nous avons dû pivoter. Nous nous sommes confrontés aux réalités du marché, aux besoins de nos clients. Nous nous sommes remis en question et au bout de deux ans, nous avons enfin trouvé le modèle qui nous permet aujourd’hui de gagner de l’argent.  Et c’est à ce moment-là qu’une start up créé de la valeur.
 
L’écosystème des start up est atteint d’une douce folie. Celle qui consiste à valoriser plutôt qu’à rentabiliser. Comment attirer l’attention des médias ? Comment devenir bankable ? En levant bien sûr ! Et peu importe si l’on perd des millions chaque année. On relèvera ! Peu importe si on vend à perte. Peu importe si on est en incapacité de payer ses salariés. On licenciera. Puis on relèvera. Et on réembauchera.
 
Selon une étude de l’INSEE publiée en 2016, en France, sur les 10 000 start up recensées ces cinq dernières années, 90% n’ont pas franchi le cap des cinq ans. Parmi les jeunes pousses de la French Tech, 25% ont levé des fonds. Près de 2 milliards de fonds. Et pourtant, 74% affichent toujours à date un résultat brut en perte.
 
Prenons l’exemple malheureux de Take eat easy qui, après avoir levé 16 millions d’euros, a fait faillite en oubliant au passage de payer ses 160 salariés, 2 500 coursiers, ses nombreux restaurants partenaires et ses photographes… Vous vous souvenez de Viadeo ? Une levée de 24 millions d’euros en 2014 et une valorisation à hauteur de 171 millions d’euros. Si bien que deux ans plus tard, le concurrent français de Linkedin était placé en redressement judiciaire. Puis finalement racheté par Le Figaro Classified pour 1,5 million d’euro.
 
Quand un artisan ou un commerçant est en déficit plusieurs années de suite, il dépose le bilan. Quand une start up perd de l’argent, elle promet d’en gagner l’année suivante. La douce folie des start up nous a parfois fait hésiter. Pourquoi pas nous ? Ce serait tellement bien de lever des millions. Même si on en n’a pas besoin, tout le monde le fait. Puis on a préféré se battre pour créer du cash plutôt qu’en « cramer ».
 
Chez Myphotoagency, nous avons inventé l’industrialisation du shooting photo pour des entreprises comme Foncia, Allo Resto, Optical Center, B&B Hotels, Clearchannel… qui doivent en réaliser des milliers chaque année, à un tarif unique, dans toute l’Europe. Pour y arriver, nous nous appuyons sur une communauté de 3 000 photographes professionnels qui nous font confiance. Ces photographes, ce sont nos partenaires depuis des années. Notre ambition commune, rendre le shooting photo professionnel accessible tout en respectant le métier de photographe.
 
 
Cette année, nous ferons 2,5 millions d’euros de chiffre d’affaires. Nous serons largement rentables. Nous serons capables de nous rémunérer et de rémunérer 10 personnes qui nous suivent dans nos nouveaux rêves. Ces nouveaux rêves ne sont pas projectifs. Ils sont réels et concrets.
 
Personne ne remet en cause la pertinence et la nécessité d’une levée de fonds pour démarrer son activité, financer de la R&D, s’internationaliser etc. Là où cela devient problématique, c’est lorsque lever devient un but en soi. Que l’on ne se soucie ni de la somme ni de la façon dont on pourra l’utiliser. Quand l’argent encaissé devient virtuel, qu’il ne sert qu’à éponger. A tenir encore quelques mois.
 
Pour que les start up s’inscrivent durablement dans l’économie mondiale. Pour que l’innovation soit plus qu’un effet de mode. Pour éviter des bulles. Pour encourager des talents à tenter l’aventure de la création d’entreprises, la logique de marché, celle de la croissance concrète et pérenne doit être au cœur des préoccupations et des obligations des entrepreneurs.
 
Cinq ans plus tard, nos rêves ont changé. On veut toujours conquérir le monde. On veut toujours marquer l’histoire. Mais on veut le faire autrement. En ancrant notre démarche dans la réalité et en nous projetant à plus de trois ans.
 
C’est possible. Et c’est franchement excitant.